Les modèles existants d’accompagnement des citoyens en difficulté
Le secteur de l’accompagnement au numérique [1] est l’héritier d’une longue tradition de l’action en direction des personnes dites “fragilisées”.
Dans cette publication je propose d’identifier les modèles d’accompagnement et de regarder leurs niveaux d’utilisation dans le champ de l’accompagnement au numérique. Voire comment ils pourraient être inspirants…
J’ai identifié six modèles de l’action en direction des citoyens en difficulté en France (l’ordre n’est pas lié à une approche historique):
1 — Le modèle du lieu de savoir :
Le modèle du lieu de savoir vers lequel on s’oriente repose sur un contrat moral préalable : les personnes qui viennent consentent à adopter une posture d’apprenants. Réciproquement, celui qui accueille est en position de sachant.
À l’exception notable des modèles de pédagogie active et de “peer mentoring” (qui supposent d’en connaitre les modèles pour toutes les parties).
Ce modèle suppose:
- le préalable que le citoyen en difficulté est capable d’identifier sa difficulté
- il doit être capable d’identifier l’existence de lieux et de métiers capables d’apporter une réponse de montée en compétence
- il doit être capable d’accepter la posture de “revenir à l’école alors qu’il a été en échec scolaire”.
- il doit être capable d’accepter le corollaire du “no pain no gain”.
Est-ce que c’est le cas pour l’accompagnement au numérique ?
Il s’agit, hélas, d’une occurence très fréquente dans les structures d’accompagnement au numérique. Et ce, pour de multiples raisons:
- parce que beaucoup de lieux ont été pensés autour d’un sachant (exemple du dispositif nouveaux-services emplois-jeunes)
- parce que beaucoup de lieux ont été pensés autour de la compétence technique plutôt que de la pédagogie.
- parce que ce modèle est rassurant pour le médiateur isolé qui doit faire face. Il s’agit d’un modèle qui installe une “autorité”.
- parce qu’il s’agit trop souvent du seul modèle de reconnaissance sociale qui reste à ces professionnels (à l’instar de l’enseignement).
- parce que c’est le seul modèle de singularisation du lieu et de ses activités pour faire face à l’impensé de l’accompagnement au numérique dans les politiques publiques mais également dans le registre de compréhension d’un décideur de politiques publiques.
- parce que le niveau d’encadrement étant faible pour ne pas dire inexistant, il s’agit là du modèle “spontané”, imprégné de la culture scolaire, pour une personne qui souhaite, avec toutes les meilleures intentions, partager ce qu’il sait.
Le lieu est, par nature et malgré ses intentions, filtrant puisqu’il s’adresse principalement aux citoyens qui acceptent la posture liée à un lieu de savoir.
Dans ce modèle, l’unique levier d’intérêt est le désir d’apprendre. Ce modèle s’adresse dont davantage aux citoyens motivés qu’aux citoyens en difficulté.
2 — Le modèle du sanitaire:
Vous avez un besoin (éq. vous êtes malade) : vous allez à l’hôpital (éq. dans un lieu de soin). Le lieu est institué et est présent sur tous les panneaux de signalisation dans la ville.
Un écosystème complet a été construit, avec une articulation du public jusqu’au libéral, des mécanismes de prises en charge partielles jusqu’au tiers-paiement, des mécanismes de collecte des moyens financiers pour agir, avec ses forces et ses fragilités, ses équilibres et ses déficits, sa solidité et ses mises en péril, mais, à date, qui représente une mécanique d’accès aux soins n’ayant pas beaucoup d’équivalents dans le monde. Avec un marqueur de cet écosystème : le besoin, même s’il est vécu comme conjoncturel (j’ai besoin d’un soin) a été pensé sur un modèle structurel au regard du fait que les besoins sont persistants dans le temps à l’échelle de la société et non à celle d’un seul individu.
Est-ce que c’est le cas pour l’accompagnement au numérique ?
Le lieu d’accompagnement au numérique n’est pas institué et ne fait l’objet d’aucune signalétique. Les “maux” ne sont pas même “diagnostiqués”.
L’accompagnement au numérique correspond, pour le citoyen en difficulté, à un besoin, mais pas à une demande. Il peut se sentir relégué, délaissé. Mais il ne se voit pas comme atteint d’une “pathologie”. Il ne dispose donc pas de raison “d’y aller” puisqu’il n’identifie ni ce qui lui arrive comme un “mal” qui l’atteindrait ni le “bien” qu’il en retirerait.
Puisqu’il n’est pas en situation de déterminer l’intérêt qu’il aurait à y aller, il n’existe pas de levier d’intérêt.
3 — Le modèle de l’allocataire:
Vous avez un droit (ex. des droits Pôle Emploi) : vous allez vers le lieu désigné comme distributeur de ce droit.
Vous êtes :
- destinataire d’un courrier qui fait mention de vos droits et de l’institution dont vous devez vous rapprocher pour faire “valoir vos droits”. Dans le cas de “Pôle Emploi”, on a par exemple été jusqu’à la formalisation d’un “courrier d’orientation” délivré par votre ancien employeur. On a organisé la chaîne d’orientation.
- orienté par un acteur croisé dans votre parcours social qui vous a informé de vos droits au regard d’un diagnostic de votre situation. On a organisé la chaîne de diagnostic et d’orientation.
- orienté par un pair qui a vécu une situation comparable et/ou a connaissance d’un dispositif organisé vous permettant de découvrir vos droits.
Dans l’ensemble de ces cas de figure, il existe un très important levier d’intérêt : la compréhension de cet intérêt (accès aux droits, octroi d’une allocation) produit un fort effet mobilisateur pour aller vers l’acteur institué. L’opportunité est identifiée et la mobilisation suffisante pour, parfois même, subir un véritable parcours du combattant.
Celles et ceux qui n’accèdent pas à ce levier, c’est-à-dire celles et ceux qui n’ont pas croisé l’un des trois cas de figure d’orientation indiqués ci-dessus, sont ceux qui sont le plus souvent dans le non-recours aux droits.
Est-ce que c’est le cas pour l’accompagnement au numérique ?
Le secteur de l’accompagnement numérique ne verse pas d’allocations. Pour autant, comme le révèle l’étude France Stratégie [2] mais plus encore l’étude de la Lloyds [3] qui met en évidence la notion de “digital dividend”.
Si les services d’accompagnement au numérique ne sont pas, en tant que tels, “fournisseurs” d’allocations, ils permettent indirectement le recours aux droits (donc la perception notamment d’allocations) et rendent possible des gains, y compris financiers (le digital dividend mais aussi les coûts évités). Or les mécanismes de “collectes de gains”, par tradition, par ADN ou par facilité, ne conservent que les gains relatifs aux compétences, mais quasiment jamais les gains relatifs aux opportunités voire les gains financiers pour l’usager [6].
Le secteur de l’accompagnement numérique n’a pas, jusqu’à ce jour, travaillé cette chaine vertueuse de “révélation d’intérêt”.
4 — Le modèle du service à la personne:
Ce modèle est fortement documenté et source d’un grand nombre de cadres d’intervention.
Il fait a priori du demandeur l’unique payeur.
Il peut être “allégé” par les avantages fiscaux liés aux services à la personne. Voire pris en charge totalement ou partiellement par l’utilisation de CESU.
Il est conditionné à la mobilité et la culture entreprenariale de l’intervenant.
L’orientation qualifiée peut être fournie par l’acte de vente d’un matériel sous forme d’une vente liée.
Est-ce que c’est le cas pour l’accompagnement au numérique ?
Les services d’accompagnement au numérique sont en plein développement dans le segment des services à la personne. Il existe une filiation évidente avec les services de dépannage informatique qui pivote progressivement vers l’accompagnement à l’usage, une fois le matériel dépanné.
L’effet levier est important bien qu’il soit individualisé.
Avec le risque que l’effet levier ne soit motivé que par le maintien d’une source de revenus.
Avec l’opportunité que l’intervenant soit force de proposition dans la diversification des usages pour permettre la poursuite des prestations.
Le levier d’intérêt repose en général sur :
- la sous-utilisation d’un matériel préalablement acheté
- blocage dans le fonctionnement de matériel
- la volonté d’amortir un investissement dans la diversification des usages
5 — Le modèle du service complémentaire :
Les “offreurs de services”, relevant du service public ou d’autres formes de prestations de services, améliorent en continu leurs offres de services:
- soit car ils détectent des besoins nouveaux (approche user centric / endogène)
- soit car ils sont désireux d’améliorer leurs offres de service pour s’assurer de “garder” leurs usagers (approche limitation du churn / endogène)
- soit car ils rencontrent un effet d’aubaine incitant à compléter leurs offres de services (approche opportunité / exogène), sans pour autant que cela corresponde à une intention antérieure à la mesure incitative.
Bien que relevant du même modèle, il parait évident que l’effet levier est directement lié à la “raison d’agir” et des moyens qui le sous-tendent : ainsi lorsqu’un opérateur téléphonique / internet décide de créer une telle offre de service avec une approche de ROI sur l’enrôlement client et sur ses plateformes supports (cf. campagne communication Orange), il le fait avec une autre capacité de massification qu’un centre social qui décide de créer un atelier de médiation numérique.
Pour autant, le modèle dit du “service complémentaire” peut (et devrait) aussi être une exigence des pouvoirs adjudicateurs : par exemple la mise en oeuvre d’une obligation de services complémentaires (ou d’abondement à un fonds destiné à assurer ce service complémentaire) dès la passation d’un marché sur un service qui impacte les citoyens en matière d’usage du numérique.
Quelques exemples : déploiement d’une plateforme de réservation restauration scolaire / activités périscolaires, déploiement d’un réseau THD, etc…
Est-ce que c’est le cas pour l’accompagnement au numérique ?
Les secteurs culturels et socioculturels ont souvent développé leurs services d’accompagnement au numérique sur cette base. Et le plus souvent sur la base d’une approche opportunité / exogène.
Les principales limites de cette approche sont :
- l’absence de vision stratégique sur ce segment d’activité au niveau des dirigeants
- le corollaire étant l’absence d’encadrement, de vision stratégique et d’objectif donnés en terme d’impacts
- l’isolement du segment dans l’activité générale, des RH qui l’assurent, l’absence de parcours métiers pour ces RH, et une forme de relégation dans les axes de communication.
- la très faible persistance du segment d’activité puisqu’il n’est pas dans le coeur de métier et qu’il devient la première variable d’ajustement de l’activité globale de l’organisation. La pérennité est en général alignée à la durée de l’effet d’aubaine.
Les principales opportunités de ce modèle résident dans:
- l’accès simplifié et non-stigmatisant aux services d’accompagnement au numérique.
- la diversité des populations qui peuvent être ciblées.
6— Le modèle caritatif:
Ce modèle est issu d’une longue tradition d’abord religieuse (les oeuvres de charité) puis parfois laïque (les oeuvres sociales).
Il est principalement fondé sur le bénévolat.
Son existence est souvent dépendante de la générosité des concitoyens (le principe du tronc de l’église) et/ou d’un bienfaiteur (un mécène, un donateur). Il est résulte que sa soutenabilité est directement liée à cette dépendance.
Ce modèle embarque parfois sa propre injonction contradictoire : la professionnalisation des actions conduites qui s’oppose, par nature, au principe du bénévolat. Parfois on observe un très grande professionnalisation de la partie haute de l’organigramme de ces organisations, avec même une professionnalisation de la collecte des dons, et un appel massif au bénévolat pour la réalisation opérationnelle des actions.
Historiquement, on a pu observer des nombreuses évolutions de modèles pour garantir la qualité voire la neutralité des services rendus, au-delà des seules bonnes volontés des bénévoles, qui “faisaient de leur mieux” : c’est le cas par exemple de la professionnalisation du corps des infirmières dont l’activité a relevé durant plusieurs siècles des ordres religieux avant de basculer dans un format professionnalisé, organisé et juridiquement encadré.
En terme de présence territoriale, le modèle caritatif est essentiellement représenté sur les territoires denses.
Est-ce que c’est le cas pour l’accompagnement au numérique ?
Le modèle fondé sur des organisations caritatives existe. Plus exactement de plus en plus d’acteurs du caritatif identifient de plus en plus les impacts du numérique sur leurs bénéficiaires. Et s’impliquent en conséquence en améliorant leurs offres de services (ce qui les rapprochent du modèle 5.)
L’effet levier est important, notamment pour ce qui concerne le repérage et l’orientation qualifiée des personnes fragiles.
Paradoxalement, alors qu’il est fondé sur la générosité, il produit parfois, vis-à-vis des acteurs “historiques” une méfiance pour ne pas dire de défiance au titre de plusieurs raisons:
- le risque d’ubérisation du secteur du fait du recours massif au bénévolat se traduisant par un sentiment de concurrence déloyale
- le risque d’un service jugé peu qualitatif car mis en oeuvre par des bénévoles
- le risque (plus récemment identifié) de confidentialité des données mobilisées au cours des services rendus.
- le risque de déséquilibre en terme d’aménagement du territoire avec des offres à faibles coûts en territoires denses (du fait de la profusion de bénévoles potentiels) par opposition aux territoires moins denses qui ne pourraient que s’appuyer sur des professionnels rémunérés.
Pour autant qu’elles doivent être prises en compte, ces quatre raisons, relèvent de questions d’organisation de l’écosystème et de sa soutenabilité, mais pas de l’indéniable impact social de ces acteurs.
En conclusion (provisoire évidemment)
L’analyse croisée de ces caractéristiques permet d’envisager les articulations et complémentarités des modèles. Voire leurs hybridations.
C’est notamment sur cette base que peut être conçue une stratégie territoriale.
De la même manière que les acteurs publics et privés ont su mettre en oeuvre un mix technologique pour garantir une capillarité des réseaux et une couverture jusqu’au dernier kilomètre (à l’habitant), il est sans aucun doute nécessaire d’assurer un mix des modèles pour garantir l’aménagement du territoire par des services d’accompagnement au numérique.
À cet effet il convient d’observer les forces / faiblesses de chacun des modèles pour disposer d’un outil d’aide à la décision sur la construction de ce mix d’une part et de construire sa soutenabilité d’autre part.
J’aborde ces points dans une prochaine publication…
version 1.0 / 25 novembre 2020
version 1.1 / 25 novembre 2020, ajout du modèle caritatif qui n’avait pas été intégré dans l’article publié.
version 1.2 / 25 novembre 2020, corrections orthographiques
suivi de :
- Articulations et complémentarités des modèles d’accompagnement
- Détection et orientation positive : le point de révélation des leviers de motivations
- L’éthique de l’évaluation
[1] : terminologie momentanément utilisée. Intègre les démarches de médiation numérique, d’inclusion numérique et de support numérique.
[2] Rapport France Stratégie : https://www.strategie.gouv.fr/publications/benefices-dune-meilleure-autonomie-numerique]
[3] Lloyds Bank Consumer Digital Index 2017 : https://www.lloydsbank.com/assets/media/pdfs/lloyds-bank-consumer-digital-index-2017.pdf
[4] Par exemple, Pix conserve prioritairement, dans le portfolio qui y est associé, les compétences techniques évaluées. Ceci est lié à son ADN qui relève de l’évaluation des compétences, marque de fabrique de son secteur d’origine : le secteur de l’éducation.
[5] : notamment parce qu’ils peuvent parfois être concernés par les effets néfastes du numérique (par exemple la suppression des guichets) ou une approche de méfiance du numérique (question du traçage notamment dans le champ social). Cet effet a été noté par des acteurs qui fournissent des solutions en matière de numérique (Reconnect par exemple https://www.reconnect.fr/) et rejoint les habituels sujets de transformation / transition numérique.
Photo de lalesh aldarwish provenant de Pexels