Il n’y a pas d’invisibles, il n’y a que des aveugles[1]

Gérald Elbaze
6 min readNov 25, 2020

--

Ils sont tour à tour qualifiés d’invisibles, d’éloignés, d’oubliés.
Une chose est sûre ils n’ont pas pas aujourd’hui accès aux opportunités qu’offre le numérique. Une situation très rarement choisie [2], le plus souvent subie.
Le numérique, au lieu de devenir une possibilité d’inclusion devient une raison supplémentaire de relégation.
Beaucoup entendent agir prioritairement en leur direction.
Mais pour autant que sait-on d’eux ? Que sait-on de l’impact de nos initiatives sur eux ? Qu’avons-nous fait pour eux depuis 20 ans ?

Le plus souvent installés dans nos lieux, nos équipements, nos contraintes et nos logiques internes, nous les attendons. Comme ils ne passent pas le pas de la porte pour tout un tas de raisons, ils ont été qualifiés par beaucoup d’invisibles.

Pensez-donc : nous créons des lieux pour eux et ils n’y vont même pas !
Pensez-donc : nous créons des cartographies en ligne pour qu’ils nous trouvent et ils ne les utilisent pas !
Les ingrats… Qu’ils n’aillent pas se plaindre hein…

Oui mais voilà.

Nous sommes porteurs de logiques liées à l’endroit d’où nous parlons.
Et trop souvent nous ne voyons le monde que depuis notre fenêtre. C’est humain.
Et trop souvent nous demandons à celles et ceux qui ont besoin de nous de s’adapter à ce que nous sommes. À eux de trouver le chemin.
Et trop souvent nos stratégies d’intervention sont plus proches du marteau de Maslow que de la pyramide de Maslow :

« J’imagine qu’il est tentant, si le seul outil dont vous disposiez est un marteau, de tout considérer comme un clou »

— Maslow.

Ainsi, si le seul modèle d’accompagnement que l’on porte est un modèle de “cours d’informatique”, on ne va voir que celles et ceux qui peuvent entrer dans ce format. Les autres devenant alors nos invisibles.
Alors que la pyramide de Maslow nous invite, elle, à partir des besoins fondamentaux des personnes qu’on prétend accompagner. D’en déduire des leviers. Pour permettre de persister. Et viser ainsi, progressivement, l’autonomie.

Et trop souvent, l’objectif (le niveau 5) est confondu avec ce qui devrait être le point de départ (le niveau 1) dans nos stratégies d’accueil et d’accompagnement. Dans beaucoup de cas, fréquemment au nom de l’éducation populaire et de l’émancipation du citoyen, cette posture est même revendiquée. À mauvais escient d’ailleurs puisque dans l’éducation populaire, il s’agit aussi de l’objectif et non du point de départ; l’argumentaire le plus récurrent étant “si on veut rendre les gens autonomes on ne doit pas faire à leur place”.
Avec deux conséquences :

  • la quasi-absence d’offres de services qui démarrent par ce niveau 1 de sécurisation des besoins primaires.
  • l’absence de stratégie de “confort” qui nuit à l’émergence de leviers d’attention et de motivation pour les personnes éloignées
  • la hauteur de la marche qui devient inaccessible pour ces citoyens les plus éloignés. Ils se détournent des lieux d’accompagnement au numérique que tous pensent prioritairement faits pour ces usagers potentiels. Pensés pour l’inclusion, ils peuvent paradoxalement créer des sentiments de confirmation de la relégation.

Nous agissons sous l’étendard du service à l’usage mais sur la base de notre modèle de pensée, pas de celui de celles et ceux aux noms desquels nous prétendons agir. À l’instar de celles et ceux que nous vilipendons si souvent, nous voyons le monde de notre fenêtre… à la différence notable, qu’on ne peut pas douter de la sincérité de notre intention ;-)
Nous exigeons le user-centric pour le design des plateformes de dématérialisation (ce qui simplifierait sans aucun doute les choses et nos métiers), mais nous pourrions aussi nous interroger sur la place des usagers, pris tels qu’ils sont réellement, dans nos stratégies.

Il est probable que soit nécessaire à ce stade d’y voir ici une probable distinction entre l’inclusion numérique et la médiation numérique. Elles sont évidemment liées et complémentaires mais ne visent pas les mêmes typologies de population.
Agir sur l’un ne signifie pas nier l’existence de l’autre.
Si le “raccrochage” (l’inclusion numérique) rend possible la montée en compétences pour permettre l’autonomisation (la médiation numérique), la seule existence de la médiation numérique porte paradoxalement en elle les germes de l’accroissement de la fracture numérique et du sentiment de relégation numérique si elle n’est pas connectée à une stratégie d’inclusion numérique.

Il existe un risque que des services de médiation numérique se déploient en prétendant porter des services et des stratégies d’accompagnement relevant de l’inclusion numérique.
Les systèmes imaginés, c’est-à-dire les politiques publiques et les initiatives privées déployées d’une part, et les contrats auxquels les acteurs souscrivent et les moyens financiers qui leurs sont octroyés pour agir [3] d’autre part, ne peuvent indéfiniment entretenir cette confusion au risque d’augmenter, paradoxalement, le sentiment d’un contrat moral non-rempli, d’une relégation qui s’accentue et, finalement, d’une incapacité à atteindre la promesse qui nous rassemble.

D’où la nécessité, pour ne pas dire l’urgence, de mesurer ce que l’on fait, et de s’assurer des populations prioritaires qui sont visées et concrètement accompagnées.

Pour autant, ce lien fort entre inclusion numérique et médiation numérique, et la mesure de l’impact social concret, constituent sans aucun doute la chaîne de valeurs qui permet de produire le consentement à payer des parties prenantes et donc la soutenabilité des initiatives déployées et des professionnels qui les incarnent et leur permettent de se concrétiser.

Cette nécessité de clairvoyance est donc une chance :
celle de révéler et de faire coïncider les valeurs éthiques revendiquées avec les valeurs économiques indispensables à la conduite de ce que nous entreprenons : faire société à l’ère du numérique.

Tout cela demande de porter une vision. Au-delà des intuitions.
Et même de déployer une capacité de super-vision.
Au sens propre, comme au sens figuré.
En étayant les objectifs. Quantitatifs et qualitatifs.

Ce faisant, cela nous permettra de ne pas laisser les médiateurs seuls.
Seuls face aux défis. Seuls face à leur avenir [4].
Seuls pour imaginer et traduire en actes notre avenir commun.
Et exiger d’eux qu’ils raccrochent les wagons sans savoir pour quelle destination ils le font.

Il s’agit, collectivement, de passer de l’intention généreuse de “faire le bien” à la nécessité impérieuse de “bien le faire”.

Une série de publications, en toute humilité, pour sortir de l’abstrait et fixer quelques notions voire quelques idées finalement peu documentées.
Rédigés à la manière d’un palympseste, ces textes, tels un code ouvert, sont versionnés, feront l’objet de modifications, d’améliorations.
En licence Creative Commons BY-NC-SA, ils peuvent être forkés, à conditions de citer la source et de demander les autorisations pour les usages commerciaux.

version 1.0 / 25 novembre 2020

suivi de :

[1] : expression également croisée sur http://lepoles.org/
[2] : 18% des non possesseurs de smartphone évoquent “la limitation volontaire de biens numériques ou électroniques” — Enquête CAPUNI — https://www.marsouin.org/article1183.html
[3] : avec l’enjeu d’échapper le lieu commun de l’action sociale où parfois chacun “veut garder ses pauvres” voire la concentration des moyens sur des acteurs dits intermédiaires sans que l’on sache l’impact réel sur les populations aux noms desquels les fonds sont pourtant mobilisés (à l’instar de beaucoup d’institutions culturelles par exemple, initialement pensées comme des outils de démocratisations culturelles et qui est finalement plus à destination de son public que de la population.)
[4] : Évidemment, cette même pyramide de Maslow pourrait être appliquée aux professionnels du secteur : comment répondre à leurs besoins fondamentaux pour permettre que le reste existe ? À ce stade, priorisons les objectifs : ce qui permet de justifier la mobilisation espérée, ce sont les 13 millions. La priorité est donc l’impact social sur ces populations prioritaires.
En volumétrie et en typologie.
Et prenons le pari que, chemin faisant, l’explicitation et la formalisation des modèles d’actions, permettra de sécuriser la situation des “faiseurs”.

Sources : Photo de jorien Stel provenant de Pexels

--

--

Gérald Elbaze

DG @Aptic_LePass / @Aptic_LaCoop - Founder @mediascite - Agitateur d'idées au @CNnum - Forgeur @LaMedNum - Stimulateur @credit_coop_